Le film fera sa première mondiale au FIDMarseille 2022, rendez-vous le 6 juillet à 15h à la bibliothèque l'Alcazar, et au cinéma Les Variétés, le dimanche 10 à 16h45 et le lundi 11 à 14h.
Découvrez à cette occasion l'entretien réalisé par Olivier Pierre avec la réalisatrice Joanna Grudzinska.
Votre premier long métrage, Révolution École 1918-1939 retraçait l’histoire de pédagogies alternatives dans l'entre-deux-guerres. Quelles étaient vos motivations pour Tout de moi ne disparaîtra pas évoquant la vie et l’œuvre de la poétesse polonaise Zuzanna Ginczanka ?
Zuzanna Ginczanka a longtemps été oubliée, puis elle est ré-apparue à la fin des années 90, et avec elle les destins oubliés des juifs de Pologne « disparus ». Grâce à sa qualité de poétesse, elle documente sa disparition. Et pour qui s’y intéresse, renaît sous sa plume son monde de jeune fille dans la Pologne des années 20 et 30. C’est donc d’abord un témoignage très rare d’une jeune femme sur un territoire, qui combine les influences, produit une culture, et disparaît, assassinée. Ces processus d’apparition et de disparition, y compris chez moi, puisque je l’avais oubliée aussi, m’ont fascinés.
Tel un « dibbouk » ( démon présent dans un corps), elle semblait hanter le monde, et constituer un paradigme dans l’histoire de la Pologne, comme femme, juive, poétesse.
Le second titre est Une vie de Zuzanna Ginczanca et non la vie. Souhaitiez-vous souligner une vision subjective et libre ?
Je voulais dire que ma vision n’a aucune prétention biographique. Je connais peu de cas d’archives aussi parcellaires que celles qui concernent Zuzanna Ginczanka. Et ce n’est pas un hasard : Femme, juive, poétesse, elle était de toutes les minorités. Très peu de choses sont restées d’elle : deux cahiers, trois albums photos qu’elle a laissés avec ses affaires dans son appartement, pensant y revenir. Tout a été perdu, nous n’avons qu’une petite écume. C’est à partir de ce vide que le film s’est construit, remplacer le vide, ce qui manque, par le rythme, une intuition, une esquisse mouvante d’elle.
Comment avez-vous développé le scénario avec Maya Haffar qui commence par le récit de la fin de sa vie, associe des recherches historiques avec des documents, des dessins, des photos, des lectures, des comédiennes ?
Plus nous progressions dans la lecture des poèmes et les bribes de son existence qu’ils racontaient, plus il nous semblait impossible de la réduire à une victime de la Shoah en racontant son histoire de manière chronologique. Par contre, si on partait de la fin, de sa mort, et que l’on remontait le cours de sa vie, comme le cours d’une rivière, on allait à la rencontre de mystères inexplorés en terme de narration. En procédant de manière antichronologique, on défait la logique de l’Histoire, et donc de la mémoire qui l’avait exclue. Son identité transgressive trouvait dans cette structure anhistorique une actualité. Au montage, avec Rodolphe Molla, tout a pris un sens inédit puisqu’on s’est tenus au scénario ( à sa structure) : Si tout est raconté « à l’envers », alors tout « arrive » : Le document et la fiction avancent ensemble. Depuis que la guerre a commencé, toute la partie ukrainienne prend encore une autre ampleur, les temporalités sont encore différentes, la seconde guerre mondiale, qui était révolue avant le 24 février, connaît une sorte d’actualisation, un déplacement historique.
Faire exister et vibrer ses poèmes au cinéma était-ce également une gageure ?
La poésie de Zuzanna Ginczanka a une grande force performative. La poétesse s’adresse directement et pleinement à ses lecteurs. Zuzanna elle-même pratiquait la performance, il lui arrivait souvent d’arriver déguisée à des soirées, c’était un personnage de la nuit Varsovienne. J’ai redécouvert ma langue natale avec elle, son ironie, sa beauté, son rythme surtout. Ses poèmes imposent un rythme au film, son rythme. J’ai parié qu’elle était en beaucoup de femmes polonaises aujourd’hui, j’ai parié que je la trouverais tapie au creux d’adolescentes qui vivent là où elle a grandi, à Rivne, en Ukraine, et j’ai cru à ces paris. J’étais curieuse de leurs voix, de ce qu’elles allaient dire de Zuzanna en ventriloques.
Comment avez-vous abordé les scènes avec les historiens et la chercheuse en littérature ? Ont-ils été impliqué dès l’écriture du projet ?
L’historienne des archives du procès de Chominowa la dénonciatrice appartient à un courant historique : « la nouvelle école de la Shoah », qui examine les destins des juifs polonais à l’aune de leurs micro-histoires, de leurs récits, longtemps ignorés, très clairs sur la réalité du traitement que leur ont réservé les polonais. C’est aujourd’hui un courant attaqué par le gouvernement d’extrême droite en place depuis 7 ans, qui refuse « d’avoir honte », et revient sur des acquis historiographiques majeurs. Dans son poème « Non Omnis Moriar », Zuzanna dit bien comme elle a été dénoncée, et raconte le déchirement de la trahison générale qu’elle vit. Que ce poème se soit retrouvé comme pièce à conviction dans un procès est au centre de cette histoire pendant longtemps, c’est l’historicité de son œuvre.
Quelles étaient vos directions pour les scènes jouées par Agnieszka Przepiórska ? Celles des répétitions au théâtre avec d’autres comédiennes étaient-elles improvisées ?
La scène théâtrale polonaise est très riche, il y a une tradition d’excellence et de liberté très forte et inscrite. Agnieszka Przepiórska jouait une pièce sur Zuzanna Ginczanka, elle l’interprétait déjà. J’ai voulu avec elle faire le contre-champs cinématographique de son travail théâtral, travailler les minuscules moments, les instants, les moments d’intimité, par fragments.
Au contraire, j’ai voulu dans la scène de théâtre amener les comédiennes à performer la poétesse dans un lieu abstrait, sans référent. Nous nous sommes enfermées un petit temps avec des textes de Zuzanna, ses poèmes mais aussi des chroniques, des aphorismes, des petits dialogues qu’elle publiait dans les revues et nous avons fait « circuler » ses écrits, essayé des choses, et filmé.
Les différentes villes et lieux tiennent une place importante dans le déroulement du récit. Dans quelle mesure vous ont-ils permis de vous rapprocher de l’existence de la jeune poétesse ?
Le pays qu’a parcouru Zuzanna n’existe plus. Il s’agit de la Pologne de l’entre deux guerres, seule période souveraine pour le pays entre les empires et le bloc de l’Est. C’est un pays entre la Pologne actuelle et l’Ukraine actuelle. Pour rencontrer Zuzanna, il fallait faire revivre un pays disparu à l’identité mouvante et oscillante.
Pouvez-vous nous parlez de vos choix musicaux, en particulier du travail avec l’auteur-compositeur Julien Ribot et l’utilisation de la chanson du groupe Mansfield. TYA ?
J’ai travaillé avec Julien Ribot à l’amont de l’écriture du film, j’avais besoin d’un écrin musical, d’une langue supplémentaire qui prenne en compte l’époque et qui parle de la puissance émotionnelle de la poétesse, de son amour. Pour le titre « Ni morte ni connue » de Mansfield.TYA, c’est en cours de montage que nous l’avons découvert. Nous avions cette scène de danse des actrices, électrisées par ce tournage en pleine pandémie ! Le morceau dit bien la dureté et l’énergie de ces mois qu’a vécus Zuzanna, mois de création, de rencontres, de solitude… Même le titre est idéal : « Ni morte ni connue ».
Des textes de Zuzanna Ginczanka sont lus par des adolescentes d’aujourd’hui. Pourquoi et comment avez-vous choisis et mis en scène ces textes ?
Il s’agit de la traduction vers l’ukrainien des poésies de jeunesse de Zuzanna Ginczanka, écrites en polonais à ces endroits. Suivant de manière littérale sa trajectoire, je me suis rendue dans le village où elle a grandi et écrit des poèmes comme «Virginité», ou «Femme», alors qu’elle n’a pas seize ans. J’y ai rencontré des adolescentes dans un cours de théâtre, du même âge qu’elle, et leur ai fait découvrir la poétesse. J’ai alors «entendu» le russe et l’ukrainien dans ses poèmes, l’apport mélodieux de ces langues.
Dans la séquence finale, lors d’une manifestation à Varsovie en 2020 pour le droit à l’avortement le portrait de Zuzanna Ginczanka est brandi et un de ses poèmes est lu. Son œuvre semble résonner au présent en Pologne et garder intacte sa force poétique et politique ?
Les manifestations étaient quotidiennes, et si c’est moi qui a convoqué le portrait et le poème « la révolte des filles de 15 ans », dans lequel elle réclame «les droits biologiques», la fin de l’hypocrisie. Pour les manifestantes, c’était une évidence. Les droits des femmes ne sont toujours pas reconnus aujourd’hui en Pologne et connaissent le recul que nous savons de l’autre côté de l’Atlantique. Sa colère et sa sidération sont les nôtres.
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